Un texte de David Lavictoire
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Une coupe à la fois

Héritière de second rang de l’empire Saturnus, Daphne Cronin se refusait à tout prétendant, qu’elle trouvait tous plus hideux et idiot les uns que les autres. La lignée de la dynastie étant déjà assurée par l’aîné, les parents et aïeuls ne s’inquiétaient plus trop de son sort et encore moins de ses amours. Épargnée par les obligations d’un mariage, elle se devait tout de même d’avoir une occupation respectable et savoir faire œuvre utile au sein du clan. Daphne jouissait d’une liberté plutôt rare pour une jeune femme de son rang social, alors que son frère veillait sur une partie des affaires familiales.

Dans le but de désennuyer tout ce beau monde, à commencer par elle-même, elle proposa d’organiser des séjours d’accueil pour les épouses des actionnaires et potentiels investisseurs des Industries Saturnus quelques fois par année. Une sorte de retraite à la campagne où elles pouvaient venir profiter du grand air nordique pendant la journée et festoyer en soirée avec des réceptions à la mode. Le meilleur des deux mondes.

Malgré leurs réticences lors des premières visites, passer du temps à l’écart de la grande ville avait maintenant son charme pour ces femmes dont les maris s’occupaient à gérer le monde — c’est du moins ce qu’ils prétendaient faire. Le voyage était long et parfois périlleux selon la période de l’année, mais ce petit plaisir occasionnel devint rapidement un incontournable. Une véritable tradition dans leur cercle mondain, plutôt hermétique. Très peu d’élues pouvaient y entrer.

Daphne n’avait pas le jardin le plus vaste ni la plus somptueuse des demeures à sa disposition. Par contre, elle savait recevoir. Ses efforts étaient d’ailleurs remarqués et très appréciés de ses convives. Rien n’était jamais laissé au hasard. La table était toujours bardée de porcelaines et ornée de pièces de cristal magnifiques. Un héritage familial soigneusement entretenu de coupes étincelantes et des décanteurs, qu’elle s’assurait de garder remplis de vins et liqueurs vieillies, brillaient à la lueur des chandeliers et des lustres. Le moindre détail était pensé pour que ses invitées se sentent privilégiées. Bientôt, elles viendraient des quatre coins du monde pour participer à ces rendez-vous.

C’est lors d’une de ces fameuses retraites, la dernière prévue avant l’hiver, que Daphne se leva avec un sourire mystérieux aux lèvres. Afin de briser la monotonie et les banalités de salon qui commençaient à s’installer, elle proposa une activité plutôt inhabituelle pour laquelle elle s’était longuement préparée : le tarot divinatoire. La plupart des invitées s’esclaffaient dans des rires emballés. Les autres se résignèrent à accepter avec un faux enthousiasme.

Daphne, qui n’avait pas l’habitude des pratiques occultes, s’était documentée depuis sa dernière réception sur différentes notions de cartomancie, le jeu de tarot et la symbolique de ses nombreuses cartes pour animer elle-même la séance. Malgré la fébrilité des participantes, il régnait dans l’air une certaine tension. L’atmosphère changeait. Des ombres se mirent à danser sur le papier peint des murs de la salle de séjour, plongée dans la pénombre avec des bougies allumées çà et là. Les invitées, légèrement grisées après un repas bien arrosé, se mirent à chuchoter et à échanger des regards anxieux tandis que Daphne étalait son jeu de cartes sur la table basse du salon.

— « Qui veut être la première? »

Sans se faire prier, Madame Duval — une habituée de longue date de ces réceptions et épouse d’un investisseur aux poches particulièrement creuses — leva la main d’un air bravache avant de prendre place face à l’apprentie cartomancienne. Les autres se rapprochèrent toutes autour de la table pour mieux observer le tirage. Daphne commença à retourner les cartes : Trois de coupe. Dix d’épée. La Tour.

Une froideur inhabituelle envahit la pièce. Daphne leva les yeux pour poser un regard inquiet sur Madame Duval. Les premiers rires nerveux commencèrent à s’estomper et firent place à un lourd silence lorsque tout à coup, l’une des convives, assise à l’écart, s’effondra soudainement. Le calme fut brisé par des cris de stupeur.

Daphne prise de remords bondit à ses côtés, mais il était trop tard. D’autres invitées commencèrent à ressentir un malaise et vacillaient sur leurs pieds, confuses, avant de s’écrouler à leur tour. Les plus superstitieuses crurent à une malédiction venue du tarot, mais la vérité s’annonçait encore plus sinistre et choquante.

Le médecin de famille, qu’on s’était empressé d’appeler, constata le pire : toutes étaient victimes d’un sévère empoisonnement au plomb, lentement accumulé à travers les magnifiques coupes utilisées tout au long de la soirée. Ce cristal, hérité et admiré, était devenu leur bourreau. En proie à une intoxication depuis des années à fréquenter ces réceptions cossues, le corps de ces femmes avait finalement atteint le point de non-retour. Les effets du poison se manifestaient enfin, sans pitié. Pendant la nuit, plusieurs finirent par succomber dans d’atroces coliques.

Daphne, horrifiée, avait été épargnée. Les présages sinistres du tarot n’ajoutaient qu’une ironie amère à la tragédie qu’elle avait causée pour échapper à la banalité de son existence mondaine. Hantée par le souvenir des victimes, elle errait maintenant seule dans sa demeure, où le cristal brillait toujours dans les armoires vitrées de la salle à manger, plus froide que jamais.